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La France est réputée pour ses caricatures antireligieuses, au point que certains parlent d’une « tradition française ». Quelles sont les origines de ces dessins moqueurs ? Comment ont-ils évolué à travers les siècles et comment les comprendre aujourd’hui ?

D’où viennent les caricatures antireligieuses ?

François Boespflug : Il faut remonter à la Grèce ancienne où émerge un phénomène qui ne s’est produit nulle part ailleurs au monde : on se moque des dieux de la Cité et de ceux qui gouvernent. Cela commence avec les dieux du corpus homérique, de l’Iliade et de l’Odyssée. Socrate hérite de cette tradition insolente et moqueuse, dont l’objectif est de faire penser. Ce qui lui vaudra d’être condamné à se suicider parce que c’est insupportable pour un certain nombre de citoyens. Dans l’Égypte ancienne, on ne se moquait pas du Pharaon, ni des dieux. On ne connaît pas la caricature à l’époque. Même chose en Mésopotamie, en Inde ancienne, en Chine ancienne, en Afrique traditionnelle et chez les Aztèques. Le bouddhisme aussi ignore la caricature et la moquerie. Il s’agit donc d’un phénomène spécifique à l’histoire occidentale et en ce sens « provincial » dans l’histoire du monde. Désormais, cela se répand sous l’impulsion de la mondialisation électronique, par le biais d’Internet.

L’histoire chrétienne commence, elle-aussi, avec de la dérision. Les Romains taxent les chrétiens, comme ils l’ont fait avant avec les juifs, d’être des onolâtres : des gens qui adorent un âne. Un graffito du IIIe siècle, une époque où il n’y avait quasiment pas d’images chrétiennes, montre un Christ en croix de dos avec une tête d’âne devant lequel un chrétien, Alexamenos, prie. La légende de ce dessin, situé au Palatin, à Rome, indique « Alexamenos adore son Dieu ». Le christianisme devient une religion licite sous l’empereur Constantin avec l’Édit de Milan en 313, puis la seule religion officielle sous l’empereur Théodose vers 390. C’est le point de départ du développement d’un art chrétien monumental. En contrepartie, il n’est plus question de se moquer du Christ, de la Sainte famille ou des saints.

Quand recommence-t-on à caricaturer ?

Attention, les normes sont rarement formulées de façon explicite : il n’y a pas un Concile ou une bulle papale qui dirait clairement ce qu’il est autorisé de dessiner et ce qui est interdit. Ce qui n’empêche que durant 15 siècles, on ne se moquera pas du Christ en croix par exemple. Des dessins moqueurs vont apparaître avec les humanistes, surtout pendant la Réforme où les protestants caricaturent volontiers le pape et les moines. Il y a tout de même une digue : on ne défigure pas l’image de Dieu, du Christ et de sa famille. Il arrive qu’on montre des blasphémateurs qui attentent à ces images, mais pour les dénoncer, pas pour les encourager.

Au Moyen Âge, on pense que se moquer des personnages de l’histoire sainte est un blasphème et que blasphémer fait encourir un péril grave à la société parce que Dieu ne va pas manquer de punir et de se venger de cet affront. C’est pour cela que Saint-Louis, Louis IX, qui est connu pour être un roi savant et pieux, met en place une législation cruelle contre les blasphémateurs qui risquent qu’on leur coupe la langue par exemple. Les châtiments corporels sont tels que le pape s’inquiète de ces lois et demande au roi de France de tempérer ces punitions. Louis IX est imité dans toute l’Europe parce que les responsables du bien public doivent, en quelque sorte, bâtir un bouclier pour protéger la population des flèches que Dieu ne manquera pas de décocher contre les blasphémateurs.

Ensuite, le siècle des Lumières ouvre la porte à pas mal d’irrévérence même si la Révolution française aura tout de même besoin d’une image de Dieu. La rupture la plus nette survient durant la Commune de Paris en 1870 : Paris devient la capitale de la caricature antireligieuse, on compte alors 119 publications dédiées aux caricatures, qu’il s’agisse de feuilles volantes, d’hebdomadaires, mensuels, etc. La clientèle de l’époque est nombreuse et prête à payer pour ces dessins violemment anticléricaux voire blasphématoires, souvent injurieux et orduriers. La France compte à partir de là des grandes vedettes du dessin osé et du dessin blasphématoire. Les guerres mondiales ont très largement ralenti les ardeurs de ces dessinateurs.

Qu’est-ce qui relance les débats autour des caricatures ? 

Il faut tenir compte de l’évolution des supports techniques. Le graffito du Palatin avait une diffusion limitée, contrairement aux caricatures de Charlie Hebdo par exemple. On compte cinq étapes technologiques qui correspondent aux inventions de la xylogravure, de l’imprimerie, de la lithogravure, de la photographie et de l’Internet. La xylogravure est une étape de la piété médiévale qui permet de déploiement de dessins. Ceux-ci sont toujours pieux, et très savants. La gravure apparaît à peu près en même temps que la Réforme. On compte alors des quantités impressionnantes de dessins anticatholiques. À Paris, lorsque la photographie apparaît, il semble que tous les photographes veulent tout à coup attacher des femmes dévêtues sur une croix. Ces nouvelles techniques permettent de jouer et de se libérer du poids de l’héritage du patrimoine chrétien : on avait l’habitude de voir un homme en croix. L’invention de ces techniques relance ou crée de nouvelles pages dans les valeurs religieuses ou politiques. Tout comme la moquerie, la caricature.

Aujourd’hui, tous les pays sont reliés à Internet, les images circulent dans le monde entier de façon quasiment instantanée. Je suis convaincu que ce phénomène va obliger le judaïsme et l’islam – notamment le monde arabo-musulman – à réviser ses positions concernant les images. Des oulémas ont d’ores et déjà produit des fatwas pour autoriser certaines images comme des représentations d’animaux. Qu’on se le dise, il n’est pas possible d’avoir en tête et en cœur une figure dont personne ne ferait des images. Il n’est pas possible de croire en Dieu sans se faire une image de Dieu, on en fabrique de toute façon, arrêtons de croire qu’on pourrait n’en avoir aucune. Même Luther (1483-1546) l’a reconnu.

Article initialement publié dans la lettre LaïCités
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