Prosélytisme au travail : liberté d’expression ou atteinte à autrui ?
Faire du prosélytisme au travail : une aberration ? Tour d’horizon du cadre applicable (privé/public) et exemples concrets de jurisprudence.
Faire du prosélytisme au travail : une aberration ? Tour d’horizon du cadre applicable (privé/public) et exemples concrets de jurisprudence.
Les parents d’élèves jouent un rôle essentiel dans la scolarité de leurs enfants : participation aux réunions, accompagnement des sorties, organisation de kermesses, présence à des ateliers de sensibilisation, etc.
Dans les établissements scolaires publics, où le principe de laïcité s’applique, certaines questions se posent alors : quelles sont les obligations qui incombent aux parents d’élèves ? Peuvent-ils porter des signes religieux dans l’espace scolaire ? Ont-ils le droit de formuler des demandes particulières ?
L’école publique est laïque, ce qui a pour conséquence d’imposer :
La loi du 15 mars 2004 ne s’applique pas à toute personne pénétrant dans l’enceinte scolaire, mais seulement aux élèves qui y sont inscrits. Ainsi, les parents d’élèves ne sont pas concernés par l’exigence de discrétion que cette loi impose à leurs enfants inscrits dans l’enseignement public primaire et secondaire.
En outre, comme le rappelle le ministère de l’Éducation nationale, « les parents d’élèves ont la qualité d’usagers du service public, et en tant que tels ils ne sont pas soumis à l’exigence de neutralité religieuse » qui s’applique aux agents publics.
Ainsi, lorsqu’ils pénètrent dans l’enceinte des établissements scolaires (pour une réunion, une kermesse, un spectacle, etc.), les parents d’élèves conservent la liberté de porter un voile, une croix, une kippa ou tout autre signe religieux, à condition de ne pas dissimuler intégralement leur visage.
Lorsqu’ils accompagnent une classe en sortie scolaire, le rôle des parents d’élèves se limite à une aide logistique : faire traverser la rue, veiller à la sécurité des enfants, etc. Lors de ces sorties, ce ne sont pas les parents qui exercent la mission de service public d’enseignement mais bien seulement les enseignants.
Selon le Conseil d’État, bien que les parents accompagnateurs puissent être qualifiés de « collaborateurs occasionnels du service public », ce statut n’emporte pour eux aucune obligation particulière, et notamment pas d’obligation de neutralité.
Seule la protection de l’ordre public et du bon fonctionnement du service peuvent éventuellement justifier une restriction de la liberté d’expression des parents d’élèves : ainsi, ils peuvent être écartés d’une sortie scolaire en cas de comportement prosélyte ou d’atteinte à l’ordre public.
Il peut arriver que des parents d’élèves interviennent en classe pour exercer une activité assimilable à celle des enseignants. Par exemple, s’ils animent un atelier d’arts plastiques ou de langues à la demande de l’école, ils sont alors considérés comme assurant une mission de service public et dans ce cas, l’obligation de neutralité religieuse s’impose à eux.
Les parents d’élèves intervenant dans ce cadre doivent alors s’abstenir de manifester leurs convictions personnelles de quelque manière que ce soit (signes, tenue, paroles, etc.), comme s’ils étaient des agents publics.
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Depuis l’adoption de la loi Travail en 2016, le Code du travail donne aux entreprises et associations la possibilité d’inscrire une « clause de neutralité » dans leur règlement intérieur, afin de restreindre l’expression des convictions personnelles de leurs employés au travail.
La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) en a depuis fortement encadré les modalités d’application, par une jurisprudence européenne abondante et évolutive. Quelles sont donc les situations qui permettent d’imposer la neutralité au travail ? Et comment le faire en toute légalité ?
Si le principe de laïcité oblige les agents publics à la plus stricte neutralité religieuse dans l’exercice de leurs fonctions, ce cadre ne s’applique pas au secteur privé et les employeurs ne sauraient l’invoquer pour imposer la neutralité à leurs salariés. En entreprise, la liberté est la norme et toute limitation constitue une exception : ainsi, le Code du travail n’autorise ces restrictions que lorsqu’elles sont justifiées, proportionnées et exemptes de toute discrimination. Par ailleurs, le port de signes religieux est protégé par la « liberté de pensée, de conscience et de religion » (art. 10, Charte des droits fondamentaux de l’UE).
Néanmoins, les entreprises et associations françaises ont la possibilité, depuis 2016, d’apporter des restrictions aux libertés individuelles par l’inscription d’une clause de neutralité dans leur règlement intérieur, à condition de satisfaire aux nombreuses exigences posées par la loi et la jurisprudence.
Pour imposer la neutralité dans une entreprise ou une association, il s’agit de respecter des conditions strictes, qui visent à préserver les droits fondamentaux des salariés et à prévenir toute discrimination.
Par ailleurs, la présence d’une clause de neutralité ne peut en aucun cas justifier des pratiques discriminatoires à l’embauche. Exclure a priori une candidature, en raison du port d’un signe religieux, serait une discrimination directe tombant sous le coup du Code du travail.
Mais ce n’est pas tout ! Pour qu’une clause de neutralité soit valide, elle doit aussi et surtout poursuivre un objectif légitime, une exigence que la jurisprudence est venue enrichir et préciser ces dernières années.
De plus en plus, l’État et les collectivités font appel à des prestataires privés – entreprises, associations ou indépendants – auxquels ils confient des missions variées.
Dans ce contexte, alors que les agents publics sont tenus à une obligation de stricte neutralité, qu’en est-il des prestataires privés des services publics ?
Dans le respect du principe de laïcité, la neutralité de l’État se manifeste à travers celle des services publics et de leur personnel. Ainsi, les agents, contractuels, stagiaires et volontaires en service civique au sein des organismes public sont tenus de respecter une obligation stricte de neutralité qui leur interdit de manifester leurs convictions, notamment religieuses, dans l’exercice de leurs fonctions.
Par la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, cette obligation a été étendue aux salariés des entreprises publiques, des bailleurs sociaux et des entreprises ferroviaires de transport de voyageurs. Par ailleurs, cette loi a également entériné le principe selon lequel les prestataires privés auxquels est confiée l’exécution d’un service public doivent également respecter l’obligation de neutralité.
De nombreux prestataires privés peuvent être amenés à travailler avec des services publics. Cependant, toute activité réalisée pour le compte d’une entité publique ne constitue pas nécessairement une mission de service public. De même, toute activité d’intérêt général n’est pas automatiquement considérée comme une mission de service public.
En effet, le Conseil d’État rappelle « qu’une même activité peut être, en différents endroits du territoire, tantôt un service public, tantôt une activité d’intérêt général. Une activité d’intérêt général, alors même qu’elle pourrait constituer un service public si elle était assumée par une personne publique, n’est pas soumise aux règles et principes du service public lorsqu’elle est uniquement subventionnée et réglementée. »
En l’absence de définition légale précise, la jurisprudence a établi trois critères à réunir pour qualifier la délégation d’une mission de service public :
Lorsque ces conditions sont réunies, le prestataire privé est considéré comme délégataire d’une mission de service public et doit respecter l’obligation de neutralité, au même titre que les agents publics. Par exemple, une entreprise privée assurant le transport scolaire sous délégation de service public doit veiller à ce que ses chauffeurs ne portent aucun signe religieux visible.
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Plusieurs autres pays que la France utilisent le terme « laïcité » ou l’une de ses traductions dans leur langue. La Turquie, par exemple, revendique sa « laiklik » ou laïcité. Cela veut-il dire que le cadre turc de la liberté religieuse et du lien entre État et religions est comparable à celui que l’on connaît en France ?
À la fin de l’Empire ottoman et avec la proclamation de la République en 1923, Mustafa Kemal dit Atatürk (1881-1938), dit “père des Turcs”, ambitionne de moderniser et de réformer profondément la Turquie en menant une véritable révolution culturelle, sociale et juridique. Il cherche à occidentaliser la nation turque, en faisant de sa vision de la “laïcité” l’un des fondements essentiels de la jeune République.
En turc, il s’agit de la « laiklik », néologisme inspiré du terme français laïcité, qu’il fait inscrire au sein de la Constitution en 1937. Par la suite, les constitutions successives de 1961 et 1982 réaffirmeront ce principe, le consacrant comme fondamental et immuable puisque non sujet à des modifications ou amendements constitutionnels. Bien que l’islam sunnite demeure un élément essentiel de l’identité turque, Atatürk entend cantonner la religion à la sphère privée, en exerçant sur elle un étroit contrôle étatique limitant son influence dans l’espace public et politique.
Après l’abolition du califat en 1924, la politique de laïcisation à marche forcée de Mustafa Kemal Atatürk se manifeste notamment par celle du système éducatif, par l’abolition des confréries religieuses (tariqats) mais aussi par la suppression des partis politiques religieux. Par ailleurs, mettant fin au dualisme juridique où le droit religieux et le droit séculier coexistaient, sa politique conduit aussi à l’adoption de codes d’inspiration européenne. La charia, ou droit musulman, ne constitue plus, comme c’était le cas sous l’Empire ottoman, une source de droit privilégiée. Enfin, parmi d’autres mesures, Atatürk interdit l’usage de l’alphabet arabe ainsi que le port du voile islamique dans la fonction publique, dans les hôpitaux et dans les universités.
Loin du modèle français de laïcité en vigueur depuis 1905, qui a pour finalité la liberté et l’égalité des citoyens au moyen de la séparation des cultes et de l’État, la laïcité en Turquie (ou laiklik) prend la forme d’un étroit contrôle de l’État sur les religions, ainsi que d’importantes différences de traitement entre celles-ci – malgré l’affirmation officielle de la liberté religieuse. En effet, l’État a placé sous tutelle l’islam sunnite tout en lui en accordant une place privilégiée, tandis que les autres religions ne bénéficient pas des mêmes avantages. Le contrôle sur l’islam sunnite est exercé par la Direction des affaires religieuses (Diyanet), mise en place dès 1924 afin de remplacer l’ancien ministère de la charia et des fondations religieuses.
Étant l’une des plus puissantes administrations du pays, cette institution a pour principales prérogatives de promouvoir un islam “officiel”, sunnite de rite hanafite. Finançant uniquement ce culte, elle est responsable de la formation et de la rémunération des imams (fonctionnaires d’État), de la construction et de la gestion des mosquées, de l’éducation religieuse des enfants, des activités caritatives ainsi que de l’organisation du pèlerinage à La Mecque. En outre, la Diyanet contrôle les prêches du vendredi et joue un rôle important dans la diffusion et le contrôle de l’islam turc dans le monde (qui représente plusieurs milliers de mosquées), notamment en Europe. En France, on estime l’existence d’environ 250 mosquées sous sa tutelle.
Initialement rattachée au cabinet du Premier ministre, elle est depuis 2017 placée directement sous l’autorité du président de la République et possède sa propre chaîne de télévision depuis 2012. Son importance est également mesurée par son budget, qui se classe au 7ème rang des portefeuilles les plus importants de l’État turc, et par son effectif avec près de 140 000 fonctionnaires en 2021. Depuis sa création, la Direction des affaires religieuses a reflété la volonté du pouvoir en place et constitué un véritable outil de propagande. Son champ d’action n’a fait que s’étendre avec les années, et ce notamment depuis 2010, date à laquelle elle s’est mise à proclamer des fatwas.
Depuis les années 2000 et toujours aujourd’hui, le Québec connaît de vifs débats et des polémiques récurrentes autour de la laïcité et de la visibilité des religions. Adoptée en juin 2019, la « Loi 21 » sur la laïcité de l’État ne fait toujours pas consensus dans l’opinion publique.
Le 16 juin 2019, l’Assemblée nationale du Québec a adopté, par 73 voix contre 35, la loi sur la laïcité de l’État, dite “Loi 21”, en utilisant la procédure dite du « bâillon » afin d’accélérer les débats et la difficile adoption du texte. Première loi à disposer que “l’État du Québec est laïque” (article 1), elle interdit notamment le port de signes religieux aux nouveaux employés étatiques exerçant un pouvoir de coercition (policiers, juges, gardiens de prison, etc.) et aux nouveaux enseignants de l’école publique. Les personnes qui étaient déjà en poste avant la présentation du projet de loi ne sont pas concernées par cette évolution.
Défendue par le Premier ministre François Legault du parti Coalition avenir Québec comme un “moment important” pour la province, cette loi suscite de vives critiques de la part d’associations et de médias anglophones qui la considèrent comme discriminatoire, raciste et favorisant la ségrégation des minorités, tandis que les libéraux y voient l’instauration d’une véritable « police de la laïcité ». Des tensions qui révèlent un profond clivage idéologique fracturant la société québécoise et canadienne.
Au cours des années 2000, malgré une baisse significative de l’affiliation religieuse et une pratique religieuse moins répandue que dans les autres régions du Canada, le Québec a été le théâtre de nombreuses controverses médiatisées autour de la visibilité des religions. À partir de 2006, la question de la laïcité est venue s’ajouter à ces polémiques, devenant même un enjeu récurrent lors des campagnes électorales, comme celle du parti Action démocratique du Québec en 2007.
Ces tensions trouvent leurs origines dans l’histoire du Québec, territoire longtemps très majoritairement catholique mais qui a connu une sécularisation rapide avec la « révolution tranquille » des décennies 1960 et 1970, et la déconfessionnalisation progressive de ses institutions sociales et éducatives. En tant que terre d’immigration en voie de modernisation rapide, la Belle Province accueille de nouvelles populations (musulmanes, hindoues, sikhes, etc.) et voit par ailleurs augmenter son nombre de personnes athées, agnostiques et autres sans religion. Son paysage socio-culturel, religieux, philosophique et spirituel s’est donc transformé en relativement peu de temps. À l’instar du reste du Canada, le Québec est ainsi devenu assez multiculturel, bien que la question de son particularisme, linguistique en particulier, reste très sensible.
Sur le plan juridico-politique, l’État central canadien, toujours membre du Commonwealth britannique, est attaché au libéralisme et au pluralisme religieux. La liberté religieuse est protégée constitutionnellement par la Charte canadienne des droits et libertés, qui accorde une attention particulière à cette question. Quant à la province du Québec, elle dispose également de sa propre Charte des droits et libertés de la personne depuis 1975.
À partir des années 1980, la jurisprudence canadienne a développé le concept « d’accommodements raisonnables » pour pallier les conséquences potentiellement discriminatoires de lois ou de règlements (Simpsons-Sears Limited, CS du Canada). Pour garantir la liberté religieuse des individus et l’égal respect de toutes les croyances sans nuir à l’unité du corps social et politique, les institutions publiques et les entreprises sont depuis lors tenues de mettre en place de tels “accommodements”, c’est-à-dire de chercher et de trouver des solutions pragmatiques permettant un compromis entre les multiples acteurs en présence et les diverses logiques pertinentes, parfois en tension, le tout à un coût économique raisonnable.
Cependant, ce dispositif des accommodements a cristallisé les oppositions au Québec. En effet, aux yeux de certains Québécois, il nuirait à l’identité propre de la province en y favorisant de façon disproportionnée l’expression des religions minoritaires, par un alignement sur le modèle qualifié de “communautariste” qui serait présent dans le reste du pays.
Afin de résoudre ces tensions, exacerbées lors de l’affaire Muitani, fut créée en 2007 la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles, présidée par le philosophe Charles Taylor et le sociologue Gérard Bouchard, qui lui donnèrent leurs noms. Temps fort des échanges intellectuels et du débat public sur les questions (inter)culturelles, religieuses et laïques, cette commission a produit de nombreuses recommandations (symboles religieux dans les services publics, jours fériés, prières lors des conseils municipaux, etc.). Elle a en outre souligné que la condition minoritaire des Québécois francophones par rapport à la majorité canadienne anglophone créait chez eux un sentiment d’insécurité identitaire qui influait sur les ressentis d’une partie de la population au sujet de ces thématiques.
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