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Dans la foulée de l’attentat de Trèbes, qui a fait 3 morts dans un supermarché de cette petite ville du sud-ouest de la France le 23 mars dernier, l’ancien Premier ministre socialiste Manuel Valls a proposé d’interdire purement et simplement le salafisme. À droite, l’ancienne députée de l’Essonne Nathalie Kosciusko-Morizet avait déjà proposé de faire de même en 2016 via un texte de loi.

Pour une partie de la classe politique française comme de l’opinion, favorable à 88% à son interdiction selon un sondage Odoxa*, ce mouvement dit radical de l’islam est vu comme un pont, un « sas » vers le djihadisme et rendu responsable des départs de jeunes français partis combattre en Syrie dans les rangs de Daech.

Mohamed-Ali Adraoui, docteur en sciences politiques et auteur de l’ouvrage Du Golfe aux banlieues, le salafisme mondialisé (PUF, 2013) distingue cependant plusieurs versions ou courants du salafisme, dont le salafisme djihadiste n’est qu’une petite partie. À côté d’Al-Qaïda ou de Daech qui constituent des organisations salafistes djihadistes, existe aussi les salafismes politiques. Un terme qui ne va pas de soi car les salafistes sont souvent réfractaires à l’engagement politique et lancent ainsi régulièrement beaucoup d’anathèmes contre tous les dirigeants de pays musulmans dont les décisions leur paraissent en désaccord avec le « bon » islam, que ce soit la confrérie égyptienne des Frères musulmans ou le roi d’Arabie saoudite, Salman. Cette pratique, connue sous le nom de « takfir », excommunication en arabe, a valu à certain d’entre eux d’être baptisés « takfiristes ».

Il existe cependant un troisième courant, et qui représente la majorité des salafistes actuels de l’avis des experts, en France et dans le monde, à savoir celui des salafistes quiétistes. Ces derniers « cultivent une méfiance vis à vis du politique et ont tendance à considérer qu’un régime est bon à partir du moment où il se dit musulman », explique Mohamed-Ali Adraoui. Ils souhaitent préserver la « oumma », la communauté musulmane, de la « fitna », la division. Ce qui explique pourquoi ils ne s’engagent pas en politique et répugnent aussi aux actions violentes.

*Sondage Odoxa pour France Info et Le Figaro réalisé du 28 au 29 mars 2018, par Internet, auprès d’un échantillon représentatif de 1009 personnes.

Islam des origines

Pour comprendre ce que le terme implique, il faut en revenir à son origine. « Salafisme » provient de l’arabe « al salaf al salih », littéralement « les pieux ancêtres ». Il désigne l’islam de la première génération qui a suivi la mort du Prophète Mahomet, fondateur de l’islam, en 632 après Jésus-Christ. Comme il s’agit de la première génération formée au contact de Mahomet et de l’islam répandu par ses compagnons, il est perçu comme plus « pur ». Les salafistes souhaitent donc revenir à tous prix à cet islam pur des origines et vont donc calquer leurs comportements sur ceux du Prophète, ce qui suppose au jour le jour une éthique de vie très stricte qui couvre l’ensemble des champs de la vie quotidienne. Les rapports hommes-femmes sont ainsi strictement régulés, d’où le refus de serrer la main d’une personne de l’autre sexe par exemple. Il existe des règles jusque dans les toilettes, considérés comme sales et impurs, le règne d’Iblis – le Diable dans la tradition musulmane.

Pour adapter au mieux le comportement des « pieux ancêtres », les salafistes sont donc friands des avis des « savants de l’islam », les oulémas, souvent liés aux pays du Golfe comme l’Arabie saoudite et à qui ils posent de nombreuses questions. Par exemple : puis-je laisser ma femme voyager seule pour effectuer le pèlerinage à la Mecque ? Puis-je faire un don à une association d’aide aux Palestiniens mais liée aux Frères musulmans, perçus comme n’étant pas de bons musulmans ?

Paradoxalement, relève Mohamed-Ali Adraoui, le salafisme est en soi porteur de valeurs positives. Il procure à ceux qui y adhèrent un sentiment d’élection, que le chercheur qualifie de « syndrome de Noé » : ses membres pensent être sauvés face à la masse qui vit selon eux dans la déviance. Leur adhésion s’inscrit dans un parcours de remise en question individuelle et de recherche de l’islam « purifié ». Le salafisme est d’ailleurs parfois appelé en arabe « al firqatu an najiya », que l’on peut traduire par « le groupe des sauvés » ou « la secte des sauvés ». Dans la mesure où ils souhaitent faire revivre l’islam des origines, ils jouissent même d’un certain prestige dans des pays musulmans et ailleurs.

Start-up islam

Si les salafistes vivent en théorie à l’écart du monde, on observe cependant chez eux une logique de resocialisation dans la sphère économique. Au nom d’une logique de rupture, qui les a amenés à rejoindre ce mouvement, ils souhaitent souvent devenir leurs propres patrons. Certains d’entre eux dirigent par exemple des librairies islamiques, des épiceries halal ou des tour-opérateurs qui proposent des voyages religieux comme par exemple le pèlerinage à la Mecque. Mohamed-Ali Adraoui voit dans les salafistes des « entrepreneurs pieux » sur le modèle décrit par le sociologue allemand Max Weber dans son célèbre ouvrage L’Ethique protestante et le capitalisme (1904-1905) :

« Ils rejettent la permissivité sexuelle mais perçoivent le capitalisme mondialisé comme positif, détaille-t-il. Ils se reconvertissent et mettent en place des négoces, sur le modèle des juifs diamantaires d’Anvers, en Belgique ».

Qui sont les salafistes, qui seraient entre 15 000 et 20 000 en France et disposeraient d’une centaine de lieux de culte sur les quelque 2 300 mosquées de l’Hexagone ? Ce courant offre une vision de l’islam qui prétend s’adresser au plus grand nombre même si dans les faits, elle séduit d’abord les enfants d’immigrés, et notamment en France ceux qui sont d’origine algérienne. Il existe plusieurs explications : dans les années 1990, le salafisme a connu une expression virulente en Algérie avec l’émergence sur la scène politique du Front islamique du salut (FIS). Son interdiction par le régime militaire a fait basculer le pays dans dix années de violence, connue sous le nom de « décennie noire », entre 1992 et 2004.

Ce déploiement du salafisme en Algérie s’est ensuite exporté en France, pays qui compte une importante diaspora algérienne. « L’immigration algérienne est aussi la plus déstructurée, avec le plus faible taux de transmission de la religion et de l’enseignement de la langue arabe, détaille Mohamed-Ali Adraoui pour expliquer le phénomène. Quand la transmission est forte, comme c’est le cas de la communauté turque, l’adhésion au salafisme est plus faible ». Environ un quart des salafistes sont des convertis, selon le spécialiste.

Si le salafisme est présent en France depuis les années 1990, il a beaucoup gagné en visibilité au cours des dernières années, ce qui explique peut-être la crainte qu’il suscite. Il n’est cependant toujours pas devenu une réalité politisée, avec un mouvement politique, sur le modèle des partis qui existent dans certains pays musulmans, le Parti de la lumière, concurrent des Frères musulmans en Egypte, pour n’en citer qu’un seul. Mohamed-Ali Adraoui y voit une question de génération et d’évolution du cycle de vie des salafistes.

« Les salafistes les plus intransigeants sont souvent les plus jeunes, note- t-il. Au bout d’un moment, on note une dilution des pratiques. On peut toujours se dire salafiste et se montrer moins inflexible. Avec le temps, certains acceptent ainsi de serrer la main d’une femme par exemple ».


3 idées reçues sur le salafisme : 

  • “Les salafistes appliquent le Coran de façon littérale”

Pour Mohamed-Ali Adraoui, auteur de Du Golfe aux banlieues, le salafisme mondialisé (PUF, 2013) « plus qu’un littéralisme, le salafisme est un scripturalisme » : si le texte coranique est au centre de leur vie, il reste une petite marge à l’interprétation. Les salafistes sont de grands débatteurs, tant que leurs débats s’inscrivent dans le cadre de la religion musulmane. Ce qui explique aussi qu’il existe plusieurs versions du salafisme et qu’ils ne soient pas toujours d’accord sur l’attitude à adopter, notamment en termes d’engagement politique.

  • “Le salafisme attire surtout les convertis »

Pour Haoues Seniguer, maître de conférence à Sciences Po Lyon, les salafistes s’adressent d’abord aux « musulmans culturels ». Leur prosélytisme est beaucoup plus « confiné » que celui des Témoins de Jéhovah par exemple : « Il est toujours plus facile de convaincre quelqu’un qui a déjà une sensibilité ou une certaine culture sur la question de l’islam, explique-t-il. Très présents dans les mosquées, les salafistes proposent aux fidèles une théologie qui semble plus élaborée ».

Cependant, un quart des salafistes, selon les estimations, seraient des convertis, c’est-à-dire pas de culture musulmane à la base, note Samir Amghar dans son ouvrage Le salafisme aujourd’hui (Michalon, 2011).

Quelques figures de proue du salafisme en Europe et en Amérique du Nord, sont d’ailleurs des convertis, tels que le Suisse Nicolas Blancho, devenu musulman à 17 ans et aujourd’hui président du Conseil central islamique suisse, ou l’Allemand Pierre Vogel, ex-boxeur formé en Arabie saoudite, qui prêche dans la mosquée de Neukölln, à Berlin. Cité comme un des promoteurs de l’islam quiétiste, le Britannique d’origine jamaïcaine Abu Hakeem Bilal Davis est le responsable de l’organisation Ahl Al-Sunna, basée à Birmingham. Enfin, le fondateur des « Salafis de Montréal », Abu Hammad Sulaiman Dames al-Hayiti est né au Québec dans une famille catholique d’origine haïtienne.

  • « Le salafisme est aussi vieux que l’Islam »

Rapporté à l’histoire de l’islam, le salafisme est relativement récent, quand bien même il se revendique de ses origines. Précédé par les idées de Ibn Hanbal (780-855) et Ibn Taymiya (1263-1328), il n’est en effet vraiment apparu qu’entre le 18e et le 19e siècle, sous l’impulsion de penseurs tels que Mohammed ben Abdelwahhab (1703-1792), dont la pensée porte le nom de « wahhabisme ». Cette doctrine, qui prône un islam rigoriste, est aussi à l’origine de l’Etat saoudien contemporain où elle régule strictement la vie sociale : interdiction des cinémas (levée récemment), stricte séparation hommes-femmes, obligation du port de l’abaya (longue robe noire) pour les femmes. Le wahhabisme apparaît alors que l’islam est en crise, confronté à la domination ottomane qui s’étend sur la majorité des pays arabes puis plus tard à la colonisation européenne. Cette tension favorise la volonté d’un retour aux sources de la religion musulmane, d’où l’émergence d’un mouvement « revivaliste » ou « restaurationniste » comme le salafisme. L’Arabie saoudite, qui forme de nombreux imams salafistes via les universités islamiques de Médine et de Riyad, a joué un rôle important dans la diffusion de cette idéologie à partir des années 1960 et 1970.

Pour Mohamed-Ali Adraoui, l’émergence du salafisme est un phénomène profondément récent, fruit de la mondialisation, à l’instar des églises évangéliques qui prolifèrent en Afrique et en Amérique latine.

« C’est une des formes de religiosité qui se présente comme l’une des plus déconnectées de l’Histoire car elle propose un islam “standard”, explique-t-il. Signe que le rapport au monde moderne des salafistes oscille d’ailleurs entre le dégoût et la fascination, pour obtenir le sentiment d’élection que le salafisme vous procure vous n’avez besoin que d’une connexion internet et d’un livre ».


Est-il possible d’interdire le salafisme ?

La loi française permet de sanctionner des comportements ou des institutions, mais pas des courants religieux, aussi conservateurs soient-ils.

Le même problème se pose concernant les mouvements sectaires qui ne sont pas condamnés pour eux-mêmes, mais pour abus de faiblesse ou escroquerie à condition qu’un ancien adepte se déclare victime et porte plainte.

Il est donc difficile de construire une loi qui interdirait le salafisme. La proposition de loi de la députée de l’Essonne Nathalie Kosciusko-Morizet avait été rejetée à l’Assemblée nationale en 2016 et le Premier ministre de l’époque, Manuel Valls, expliquait en quoi il serait difficile de l’adopter.

Si une telle loi existait, elle contredirait le principe de liberté de conscience, garantie par la loi de séparation des Églises et de l’État de 1905, mais aussi par différents textes internationaux qui garantissent les libertés fondamentales. L’historienne Valentine Zuber rappelle dans une tribune parue sur Le Monde la lente construction de la liberté de conscience qui est un fondement des sociétés séculières et démocratiques.

Article initialement publié dans la lettre LaïCités
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